Comment Lyon, capitale de la chimie, a laissé la Provence devenir la terre du savon moderne

Lyon a longtemps façonné la France industrielle. Capitale de la chimie, ville des soies, des graisses transformées et des acides raffinés, elle a donné au XIXᵉ et au XXᵉ siècle une partie des bases techniques de la détergence moderne. Mais au moment où le savon bascule du monde de l’atelier vers celui du corps, du linge domestique et de l’écologie quotidienne, ce n’est pas Lyon qui devient une référence. C’est la Provence. Et plus précisément cet arc qui relie Marseille à Salon-de-Provence, où s’est maintenu puis réinventé le savon de Marseille, produit simple, naturel, désormais redevenu central dans les usages.

Le royaume lyonnais des graisses, acides et savons techniques

Dès le milieu du XIXᵉ siècle, Lyon se spécialise dans une chimie lourde liée à la soierie. On y raffine des graisses animales et végétales, on y produit des acides oléiques et stéariques, on y fabrique des savons techniques destinés à dégraisser les soies, entretenir les machines, nettoyer les ateliers. Pour comprendre le contraste, il suffit de rappeler que, pendant ce temps, à quelques centaines de kilomètres, le savon de Marseille s’oriente vers des usages domestiques et corporels.

Le savon lyonnais reste un outil industriel. Efficacité, rendement, nettoyage mécanique, pas d’imaginaire domestique ou sensoriel. Lyon excelle dans la science des graisses, pas dans la culture du savon de soin.

Quand l’hygiène devient un marché, Lyon ne suit pas

Au tournant du XXᵉ siècle, l’hygiène personnelle se généralise. Le savon quitte l’usine pour entrer dans la maison. Il doit être doux, simple, agréable, pensé pour la peau.

Lyon ne pivote pas. Sa filière reste organisée autour de la chimie technique, des dérivés industriels, puis plus tard des produits d’hygiène professionnelle : gels, distributeurs automatiques, formulations spécialisées.

C’est exactement à cette période que le savon de marseille consolide son ancrage dans le quotidien : cube ménager, formule courte, usage universel. Lyon n’emprunte pas cette voie. Le récit du savon domestique se construit ailleurs.

À Salon-de-Provence, la simplicité devient un avantage stratégique

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Pendant que Lyon affine ses procédés chimiques, la Provence cultive un modèle plus direct : huiles végétales, chaudrons, cuisson longue, composition minimale. Un produit humble, ancré dans les gestes populaires.

Puis la demande change. Le consommateur veut du naturel, du traçable, du solide, du non-irritant.La Provence, sans avoir bougé, devient moderne.

À Salon-de-Provence, cette modernité prend forme avec l’innovation éco-responsable. Rampal Latour, héritier d’un savoir-faire historique, déploie un procédé qui consomme 4× moins d’eau, 7× moins d’énergie et préserve une teneur exceptionnelle en glycérine pour éviter le dessèchement de la peau. Une mise à jour radicale d’un geste ancestral.

Lyon aujourd’hui : chimie fine et tentatives artisanales

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La région lyonnaise demeure un territoire majeur de l’hygiène professionnelle : savons liquides, gels techniques, capacités industrielles importantes. C’est la continuité logique d’un passé tourné vers l’efficacité et la transformation chimique.

En parallèle, quelques jeunes savonneries artisanales émergent : saponification à froid, huiles simples, labels locaux. Elles réinterprètent, à petite échelle, les codes provençaux.

Mais elles ne disposent ni du capital patrimonial, ni de l’ancrage culturel d’un savon emblématique comme celui de Marseille. Elles suggèrent un frémissement, pas une reconquête.

Le basculement historique

Lyon aurait pu devenir une terre du savon moderne. Elle en avait les procédés, les industries, la maîtrise technique. Mais elle est restée du côté de la chimie, de la performance industrielle, du B2B, sans transformer cette expertise en culture du soin et du quotidien.

Pendant ce temps, la Provence captait un marché qui, bien que spécifique, pèse aujourd’hui lourd : la consommation française de savon de Marseille tourne autour de 20 000 tonnes par an, pour une production d’environ 32 000 tonnes, dont près de 80 % ne sont même pas fabriquées selon le procédé traditionnel. Le cœur authentique de la filière, lui, repose sur seulement quatre entreprises, environ 2 500 tonnes annuelles et un chiffre d’affaires collectif d’environ 6,5 millions d’euros.

C’est peu en volume, mais considérable en valeur symbolique, en identité, en attractivité, notamment à l’export. En ne se positionnant jamais sur ce segment domestique, culturel et désormais écologique, Lyon a laissé filer un marché qui structure l’image française du naturel, tandis que la Provence en a fait un marqueur identitaire puissant et durable.

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